Après avoir consacré les belles années de sa jeunesse à vivre auprès de sa vieille maman veuve, dans une pièce étroite donnant sur le patio d'une petite maison de la ville ancienne, Youssef s'était marié quelques mois avant le départ vers l'Au-delà de la vieille dame. Le jeune ménage vécut là, dans un pieux souvenir, des jours heureux. L'amour ne suffit-il pas au bonheur ?
La pièce était suffisante pour le lit, le canoun (petit fourneau de terre cuite marchant au charbon de bois), le bac à vaisselle et une petite étagère murale où s'entassait le mince trousseau du jeune ménage.
Il n'y avait pas de fenêtre. Mais, le départ des hommes au travail durant la journée permettait aux épouses d'ouvrir leur porte sur le patio et donc de recevoir une ration d'air suffisante.
Et le ménage, peu exigeant, vivait dans cette joie pure et douce dont il est dit que : « C'est soi par la satiété, soit par l'effacement modeste dans le consentement que Dieu enrichit les hommes. » « bicheba'a ou biqna'a ghana Allâh ».
Et c'est cette joie résignée et toute intérieure se mesurant non à la voracité des désirs humains, mais à l'infinie miséricorde de Dieu et permettant à son Serviteur de survivre, même dans un contexte très modeste, qui est une pure source de paix et de dilatation du cœur connue par les amis du « faqr » (pauvreté).
Dans cette pièce minuscule, Youssef eut la joie d'accueillir son premier enfant, puis le second lorsque le premier commença à faire quelques pas.
Le petit bac à vaisselle devint étroit pour servir alternativement comme bac à lessive. La ruelle autour du lit, encombrée par deux berceaux, rendit difficile l'apprentissage de la marche de l'aîné.
Enfin, l'atmosphère de respiration pour quatre souffles humains devint vraiment confinée pendant la nuit.
A cette époque, Youssef qui était un très bon travailleur se vit confirmé dans ses responsabilités par son patron. Sa vie paraissait pécuniairement assurée.
Dès lors il résolut de chercher un petit terrain à acheter dans la banlieue immédiate. Il le prit de telle sorte qu'il pourrait à la fois comporter l'implantation d'une maison, un jardin potager et un espace libre pour les jeux et le poulailler. Ainsi l'avenir serait assuré quoiqu'il arrive.
La mère de famille vit cet achat avec grande satisfaction. Mais sa joue fut très vite assombrie. Youssef partait, en effet, chaque matin à son terrain pour mettre en place son maçon et lui définir sa tâche de la journée.
Mais il sortait aussi tous les soirs.
Pourquoi ?
Où allait-il ?
L'épouse inquiète, fit épier discrètement ses sorties vespérales qui étaient d'autant plus alarmantes que son mari, chaque matin, prélevait sur leur petite réserve deux fois le montant de la paye de leur maçon.
Enfin, un beau jour, son émoi éclata. Que signifiait cette désertion de la maison après les heures de travail, accompagnée de ces dépenses insensées ?
Le pauvre Youssef avoua tout : "C'est que je ne construis pas une maison, dit-il, mais deux maisons..."
Car tout homme doit prévoir deux maisons : celle du ciel et celle de la terre. A quoi servirait celle de la terre sans celle du ciel ?
Ne sais-tu pas que le pauvre Rachid est en train de mourir tout seul, sans personne pour lui faire ses commissions ni le soigner ? Qu'un tel a une plaie purulente à la suite d'un accident de travail et qu'il faut, chaque soir, aller le laver et le panser ? Que telle vieille a besoin qu'on lui fasse sa corvée de bois et de charbon toutes les semaines ? etc. Et ne trouves-tu pas juste que je consacre, chaque jour, à l'édification de notre maison du ciel exactement la même somme d'argent que celle qui est nécessaire à la construction de notre maison de la terre ? »
Les enfants attirés par cette confrontation insolite s'étaient approchés sur la pointe des pieds. Youssef embrassa d'un même regard d'amour sa femme et ses deux petits :
« A quoi servirait notre séjour sur la Terre, si nous ne préparions pas notre séjour au Ciel ? »
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